CHAPITRE 22
Pour quelqu’un qui avait fait l’expérience du cadre de vie artificiel de Gotham, et qui avait laissé ses empreintes dans la poussière rouge de Mars, la grande maison blanche, avec ses colonnes hautes de trois étages et son mur de briques rouges rejoignant l’allée de gravier qui traversait la pelouse d’herbe tendre, fraîchement tondue, paraissait à Spence totalement d’un autre âge, presque médiévale. Holyoke Haven, à deux pas de la mer, n’avait pas changé en trois cents ans. Ancienne résidence d’un riche armateur du temps de la marine à voiles, elle offrait maintenant un asile sûr et paisible aux âmes troublées qui hantaient ses corridors et se promenaient en marmonnant le long des haies.
Spence constata avec surprise qu’il n’y avait pas de clôture. « Ils n’en ont pas besoin », expliqua Ari. « Les patients ici sont très bien soignés. Chacun bénéficie de la présence d’un membre du personnel à tout moment de la journée. La sélection est stricte : les patients violents ou dangereux ne sont pas admis. »
Il aurait aussi été surpris d’apprendre que ces murs vénérables accueillaient les membres d’excellentes familles, celles de grands chefs d’entreprise ou de politiciens : des sœurs un peu dérangées dont la présence en public pouvait causer un certain embarras, voire être dangereux.
Ils traversèrent en silence de vastes halls, après s’être présentés à un petit bureau, d’apparence antique, auprès d’une charmante vieille dame qui arborait une orchidée violette épinglée sur son uniforme rose. « Votre mère va être si heureuse de vous voir, Ari. Et vos amis aussi. » D’un petit geste de la main, elle leur fit signe qu’ils pouvaient poursuivre, comme s’il s’agissait d’aller prendre le thé au parloir.
Spence fut quelque peu gêné par le contraste qu’offrait le grand style de l’établissement face à l’état mental pitoyable de ses patients. Il était hanté par la pensée que lui-même avait été, et était peut-être encore, très près de devoir être admis dans une telle institution. Et pourtant, on était loin des prisons d’il y avait cinquante ou cent ans. Avec un intérêt morbide, il se prit à inspecter l’asile avec le même intérêt qu’un locataire potentiel visitant un appartement à louer.
Puis ils se trouvèrent devant une porte en bois, et Ari frappa doucement. La porte s’ouvrit laissant entrevoir un visage rond et souriant. « Ari ! Comme cela fait plaisir de vous voir ! » Le regard de l’infirmière se porta derrière elle, sur les deux hommes. « Vous êtes venue voir votre mère, bien sûr !
— Mais oui, Belinda. Je voudrais vous présenter mes amis. » Elle présenta Spence et Adjani et dit : « Est-ce que maman est assez bien pour recevoir une visite ?
— Elle a demandé de vos nouvelles aujourd’hui. » L’infirmière ouvrit toute grande la porte et les fit entrer. Elle dit, et son regard exprimait une grande excitation mêlée à l’incrédulité : « Et voilà ! Je ne l’aurais jamais cru. Elle disait que vous alliez venir, et vous êtes là !
— Merci, Belinda. Vous pouvez nous laisser. Je vous appellerai quand nous aurons fini.
— J’allais l’emmener pour une promenade sur la pelouse. Peut-être pouvez-vous l’accompagner ?
— Oui. Nous allons bavarder un peu, et puis cela fera du bien de faire une promenade. Merci. »
Il était clair que l’infirmière aurait préféré rester un moment, mais Ari la poussa à sortir avec tact et ferma la porte derrière elle pour s’assurer un peu d’intimité.
« Maman ? » Ari s’approcha tout près du vieux fauteuil rouge. La femme qui l’occupait ne leur avait même pas accordé un regard pendant tout le temps qu’ils étaient restés à la porte. Maintenant, elle se tournait vers eux pour la première fois.
Spence reconnut la mère de son amie. Elles étaient aussi semblables qu’une mère et sa fille peuvent l’être, ou plutôt, aussi proches que des sœurs. La femme était mince et d’allure très jeune, bien que ses cheveux blonds aient légèrement foncé et que ses yeux et sa bouche soient auréolés de fines rides. Elle avait les yeux bleus comme Ari, mais leur expression était différente : méfiante, furtive, presque rusée. C’est cela qui l’impressionna : c’étaient les yeux d’une créature sauvage, traquée.
« Ari, tu es ici ! Enfin tu es ici ! Tu as reçu ma lettre ? »
La femme tendit les bras, et Ari s’approcha et étreignit sa mère. Cela aurait pu être n’importe quelles retrouvailles. Spence détourna les yeux et les dirigea vers la porte-fenêtre grande ouverte sur la pelouse au-dehors.
« Je n’ai pas reçu ta lettre, maman. Tu m’as écrit ?
— Mais oui. » Elle secouait énergiquement la tête, puis elle eut l’air troublée. « Du moins je crois bien que je t’ai écrit, non ?
— Cela ne fait rien. Je suis là maintenant. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?
— Te dire ?
— Qu’est-ce que tu voulais me dire dans ta lettre ? » Ari parlait d’un ton calme et patient, comme si elle s’adressait à un enfant, un enfant timide et craintif. Spence se mit à penser que ce voyage ne servirait à rien. Il ne pouvait imaginer qu’ils en tireraient la moindre information.
« Comme tu es jolie, ma chérie ! Tu es ravissante. Je vais te faire une nouvelle robe. Cela te plairait ?
— Bien sûr ! Je serais ravie. Qu’est-ce que tu me disais dans ta lettre ?
— À propos du Voleur de rêves, Ari. »
À ces mots, Spence se retourna brusquement. Peut-être apprendraient-ils quelque chose après tout.
« Pourquoi le Voleur de rêves, maman ? »
Adjani, qui s’était tenu à l’écart, se rapprocha de Spence, entre la femme et la porte-fenêtre.
« Qui sont ces garçons ? Est-ce qu’ils travaillent pour lui ? » Elle eut un frisson en prononçant ce dernier mot. Il était clair qu’il désignait le Voleur de rêves.
« Non, ce sont des amis. Mais ils veulent en savoir plus sur le Voleur de rêves. Ils veulent le connaître pour pouvoir l’arrêter. Tu serais contente, maman ?
— Personne ne peut l’arrêter ! se mit à crier la femme. Il est trop tard ! Trop tard ! Il est trop puissant. Il était ici, tu sais. Il est venu me voir. » Elle avait pris soudain le ton confidentiel d’un conspirateur.
« Le Voleur de rêves est venu ?
— Oui. Il est venu me voir et il a dit qu’il reviendrait.
— Qu’est-ce qu’il te voulait ?
— Il voulait me faire un cadeau. Un beau petit cadeau.
— Où est le cadeau ? Je ne vois rien. » Ari faisait du regard le tour de la pièce.
« Il l’apportera quand il reviendra. C’est ce qu’il a dit. Je dois attendre et faire ce qu’il dit.
— Quand avez-vous vu le Voleur de rêves ici, Mme Zanderson ?
— Je ne vous connais pas, jeune homme », répondit-elle comme s’il s’agissait d’un inconnu qui l’aurait accostée dans la rue.
« C’est Spencer Reston, maman, mon ami. Tu te souviens ? Et voici Adjani. C’est aussi un ami. Ils sont venus te voir parce qu’ils voudraient te poser quelques questions. »
La femme les dévisagea attentivement, comme si elle voulait s’en souvenir pour être capable de les décrire plus tard.
« Je suis ravie de vous voir, messieurs. » Elle leur tendit la main et ils la prirent l’un après l’autre.
« Je suis très heureux de faire votre connaissance, Mme Zanderson », dit Adjani sans la moindre trace de condescendance. « Pourriez-vous nous parler du Voleur de rêves ? Cela m’intéresse beaucoup. »
Elle revint lentement à elle-même, comme si elle sortait d’un rêve en plein jour. « Oh ! soupira-t-elle. Je me suis remise à radoter ?
— Mais non, maman », répondit Ari. Sa mère se mit à lui tapoter la main d’un air absent.
« J’espère que je ne t’ai pas fait honte devant tes amis, ajouta-t-elle tristement.
— Mais non, dit Spence. Nous voudrions vous aider si nous le pouvons.
— J’aimerais pouvoir le croire. J’aimerais tellement qu’on m’aide.
— Et si vous nous disiez ce que vous savez du Voleur de rêves ? » Adjani parlait normalement, mais il semblait irradier une chaleur, et pensa Spence, une affection telle qu’elle parvint à tirer la femme de son trouble intérieur et à calmer son esprit. Il n’avait jamais vu une chose pareille : l’influence d’Adjani était magique.
« C’était il y a très longtemps. » Les beaux yeux bleus semblaient perdus dans le lointain tandis que resurgissaient les souvenirs à travers le temps. « J’étais une petite fille. Mon père était professeur : un homme très sévère, très rigide. Il n’y avait que ma mère et moi. J’avais l’habitude de jouer dehors avec les enfants. Nous vivions là-haut, dans les montagnes, à une centaine de kilomètres de la ville, dans un petit village qui s’appelait Rangpo.
« C’était un endroit magnifique. Le séminaire était un ancien monastère, je crois. Il avait des cours et des jardins extraordinaires. Mon père enseignait là, et nous avions une petite maison pas très loin. Je vois encore les petites fleurs sauvages violettes qui poussaient au bord de la route. Nous les appelions fleurs de la passion ; je ne sais pas ce que c’était. Et les fleurs de carthame rouges et jaunes, partout sur les collines. C’était magnifique.
« À proximité, il y avait un ancien palais. Nous allions le voir quelquefois, mais de loin. On ne pouvait pas y aller, c’était trop dangereux. Le pont était très vieux et en mauvais état. Je rêvais aux trésors qui devaient se trouver à l’intérieur. Il y avait certainement de l’or et des rubis, c’est ce que disaient les enfants. Mais ils disaient que le palais était gardé par les démons du Voleur de rêves et qu’ils veillaient aussi sur les trésors, et que celui qui oserait y toucher serait frappé de mort.
« Un jour, j’ai interrogé mon père sur les démons. Il m’a répondu que ce n’étaient que de vieilles superstitions, le genre de choses que nous étions venus supprimer. Mais aucun de nous n’avait jamais pénétré dans le palais ou ne s’en était vraiment approché. Nous avions trop peur. »
Spence avait remarqué un changement dans la voix de la femme : elle était plus douce, légèrement plus haute. Elle revivait son enfance. Ari, totalement captivée, était assise à côté de sa mère une main enserrée dans les siennes. Peut-être n’avait-elle jamais entendu ce récit auparavant.
« Mais vous y êtes allée, n’est-ce pas, Mme Zanderson ? » dit Adjani. La femme acquiesça d’un signe de tête.
« Oui, mais je n’en ai jamais parlé à personne. J’avais trop peur. » Et la profondeur de cette vieille peur remontait dans ses yeux.
« Qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’était quelques jours après mes douze ans. Ma mère m’avait dit que j’étais une jeune fille maintenant et que je pouvais me faire ma propre opinion des choses. Je décidai que je voulais entrer dans le palais et voir le trésor. Mon père avait dit que les démons n’existaient pas, alors, j’y suis allée. J’étais adulte, alors je n’en parlai à personne.
« Le palais était loin. Quand j’arrivai là-bas, c’était la fin de l’après-midi. Les ombres des montagnes couvraient les vallées. Je traversai le pont, et il tint bon. Je regardai à travers les grilles : il n’y avait personne. Les cours étaient vides, pleines de feuilles mortes. Les pierres étaient couvertes de mousse et elles pourrissaient. On aurait dit que personne n’avait jamais vécu là. Je commençai à croire qu’il y avait des démons : je n’avais jamais cessé d’y croire malgré ce que disait mon père.
« J’entendis quelque chose d’étrange, comme une chanson – mais qui ne ressemblait à aucune des chansons que j’avais pu entendre – venant d’un des bâtiments à l’intérieur de la muraille. Le son s’amplifia et j’attendis pour voir si quelqu’un allait sortir. Je me cachai derrière un buisson à l’extérieur des grilles, mais je ne vis personne.
« Je ne pouvais pas pénétrer à l’intérieur : les grilles étaient fermées et la muraille trop haute. De toute façon, je ne crois pas que je voulais vraiment rentrer. Je voulais simplement jeter un coup d’œil à l’intérieur et voir ce que je pourrais apercevoir. J’attendis jusqu’à ce que la musique s’arrête, et comme il ne se passait plus rien, je m’apprêtai à partir. Je ne voulais pas me retrouver toute seule dans les collines après le coucher du soleil. On disait que c’était à ce moment-là que sortait le Voleur de rêves. C’était un dieu mauvais et très puissant. Mon père disait qu’il n’y avait qu’un seul Dieu et que c’était un Dieu d’amour. Mes amis disaient que ce n’était que pour les chrétiens.
« Alors, je fis demi-tour et je me mis à courir vers le pont. L’ombre s’était étendue sur le chemin et je mis le pied dans une ornière. En tombant je m’étais fait une entorse à la jambe. Rien de grave, mais j’avais mal. Je m’assis au milieu du chemin en frottant ma jambe, tout en sachant qu’il me fallait me dépêcher et en espérant que la douleur serait supportable.
« Pendant que j’étais assise là, j’entendis quelque chose : ce n’était pas de la musique cette fois, mais autre chose, un son étrange. Cela venait du palais et cela ressemblait à un bruit d’ailes, le bruit que fait un grand oiseau qui va s’envoler, et en même temps, cela crépitait comme le feu.
« Je regardai par-dessus mon épaule en direction du palais et je le vis, le Voleur de rêves. Il était debout, à l’extérieur des grilles et il me regardait. Il était très grand et maigre, avec de longs bras. Il tourna la tête et je vis ses deux grands yeux jaunes. Il ne bougea pas et n’essaya pas de s’approcher, mais je sentais venir de lui comme un appel. Je le sentais dans ma tête. Je ne sais pas comment, mais je l’entendis, bien qu’il n’ait pas prononcé un mot. »
La voix de Mme Zanderson n’était plus qu’un murmure. « Et derrière lui, j’ai vu trois grandes choses noires, comme des insectes énormes, mais ils avaient des ailes repliées sur leur corps. Ils venaient du palais et ils se posèrent à ses côtés. Je sentis qu’il leur parlait, mais je ne comprenais pas ce qu’il disait : ce n’était qu’une impression que j’avais qu’il leur parlait. Deux d’entre eux s’envolèrent, et le troisième vint vers moi. J’ai deviné alors qu’il venait m’enlever. Je me relevai et me mis à courir. J’atteignis le pont, et sans m’arrêter pour réfléchir, je le traversai très vite. Je retrouvai le chemin de l’autre côté et je me mis à courir aussi vite que je le pouvais. Je regardai en arrière par-dessus mon épaule et je vis le démon de l’autre côté. Je continuai à courir et quand je regardai de nouveau, il n’était plus là. Je pensais qu’il était parti. Mais…» Sa voix s’éteignit soudain.
« Qu’est-ce qui s’est passé ensuite, Mme Zanderson ? C’est bon, nous ne vous en voudrons pas », dit Adjani. Il parlait comme à un enfant qui aurait peur d’être puni par un de ses parents pour une faute imaginaire. « Vous pouvez nous dire ce qui s’est passé. »
Le regard de la femme était vide. Elle n’était plus dans la pièce avec eux. Elle revivait le passé. Son visage se déforma tout d’un coup, exprimant une terreur intense. Ses mains agrippèrent les bras du fauteuil comme des serres. Tout son corps se raidit. Quand elle se remit à parler, la voix était faible et tremblait.
« Une ombre est passée au-dessus de moi, j’ai levé les yeux et j’ai vu, juste au-dessus de moi, un visage horrible. Le démon déploya ses ailes et tenta de me saisir. Je sentais la pression de ses mains tandis qu’il m’arrachait au sol. Il me serra dans ses bras, qui étaient secs et cassants comme des pattes d’insecte. Ses ailes produisaient en volant une sorte de bourdonnement, ce même bruit que j’avais entendu venant du palais. Il me ramena chez le Voleur de rêves et me posa sur le sol. J’étais trop terrorisée pour crier. Je ne savais pas ce qui m’arrivait.
« Le Voleur de rêves étendit la main et la posa sur ma tête et je sombrai dans le noir. Je ne me souviens de rien, seulement de sa main tendue, du contact de ses doigts.
« Quand je repris conscience, j’étais allongée sur la route, à l’extérieur de la ville, pas très loin de là où nous habitions. Je ne savais pas comment j’étais arrivée là, mais le soleil allait se coucher. Le ciel était rouge et orange, et comme embrasé.
« Je me relevai et courus jusqu’à la maison et ne dis rien à personne de ce qui m’était arrivé. De toute façon je ne m’en souvenais pas très bien, pas assez pour le raconter. De temps en temps, pourtant cela revenait dans mes rêves. Et parfois je sentais que le Voleur de rêves essayait de m’appeler, je sentais cette voix à l’intérieur de moi-même. Pas vraiment des mots, juste une sensation et des pensées qui m’appartenaient pas. Mais je n’y suis jamais retournée.
« Une semaine plus tard, je suis tombée malade, et la fièvre m’a prise. Au cours de cette maladie, je me sentais changer. J’étais une personne différente, mais je ne parlai à personne de ces changements que je ressentais intérieurement. J’arrêtai de jouer avec les autres enfants. Je restai dans ma chambre et verrouillai la porte pour éviter que le Voleur de rêves revienne. J’avais des cauchemars et je ne pouvais pas dormir, parfois plusieurs nuits de suite.
« Et puis, au cours d’un accès de fièvre, je tombai dans le coma et restai en état de sommeil pendant une longue période, bien que cela ne m’ait pas paru long par la suite. Quand je rouvris les yeux, j’avais complètement oublié le Voleur de rêves et ses démons. C’était comme si rien ne s’était passé, mais moi je savais qu’il s’était passé quelque chose. Je le savais en moi-même, même si je ne pouvais pas m’en souvenir. Je savais qu’il y avait là quelque chose, enfoui dans ma tête, plus profond que n’importe quel souvenir.
« Je n’étais plus malade. Après un certain temps, nous sommes rentrés aux États-Unis et j’ai tenté d’oublier tout de notre vie en Inde. J’ai essayé de l’écarter définitivement de mes pensées…»
Quand elle eut terminé, le silence dans la pièce fut total. Personne n’osait bouger ou même respirer : personne ne voulait rompre le charme qui les avait envoûtés. Mais Spence avait une question, et il voulait à tout prix la poser : une chose dans le récit de la femme avait ramené à son esprit une image.
« Mme Zanderson, à quoi ressemblait ce palais ? Pourriez-vous le décrire ?
— Oui, répondit-elle d’une voix lointaine, comme venant d’une personne en transe. C’était un palais étrange, mais il avait un joli nom : Kalitiri. Il était entouré d’une muraille qui partait en zigzag. À l’intérieur de la muraille, je ne pouvais pas très bien voir le bâtiment principal, mais il y avait deux grands dômes, comme deux globes, et une tour étroite qui se rétrécissait encore vers son extrémité. Elle était très élevée. Les grilles étaient en bois, mais anciennes. Le bois était noirci et entaillé comme s’il avait subi des incendies ou des combats. C’est tout ce que je peux vous dire. »
Spence fit un simple signe de la tête. « Merci, Mme Zanderson, cela m’aidera beaucoup. »
À ce moment, Mme Zanderson parut redevenir elle-même. Elle s’affaissa dans son fauteuil et sa tête retomba sur sa poitrine. Elle émit un long soupir et d’une main tremblante, s’essuya le visage. Elle jeta un regard à ses visiteurs et esquissa un sourire.
« Ari ? Tu es toujours là ?
— Nous sommes là, maman. Tu étais en train de nous raconter ton enfance en Inde.
— Ah bon ! Je ne me souviens pas. J’espère que je ne me suis pas mise à radoter. Vous ne m’avez pas laissée radoter, n’est-ce pas ?
— Mais non. J’espère seulement que nous ne t’avons pas fatiguée. » La mère d’Ari avait l’air d’être sur le point de s’endormir. Son visage avait perdu toute couleur et ses paupières retombaient lourdement sur ses yeux.
Adjani se leva et fit un geste en direction de Spence. « Ari, nous allons faire une petite promenade dans le jardin. Vous pouvez rester avec votre mère et nous rejoindre quand vous le voudrez. »
Les deux hommes sortirent par la porte-fenêtre et se mirent à marcher à travers l’espace de verdure. Quand ils furent à une certaine distance des bâtiments, Spence effleura le bras d’Adjani. « Tu as entendu ? Tu as entendu ce qu’elle a dit ? » Dans son excitation, il serrait son bras très fort. « Je l’ai vu, le palais, dans mon rêve ! Il existe ! Elle y est allée, elle le sait. Tout cela est vrai ! »
Adjani fit un signe de la tête.
« Et le Voleur de rêves, Adjani, lui aussi elle l’a vu !
— Et toi, tu l’as vu ? » Adjani scrutait son visage.
Spence hésita. « Eh bien, c’est étrange, mais…» Il fut interrompu par un cri de femme.
« Ari ! » s’écria-t-il. « Viens ! »
Ils traversèrent la pelouse en courant et se précipitèrent dans la chambre. Tout paraissait normal. Mme Zanderson était toujours dans son fauteuil, mais sa tête était retombée de côté et sa respiration était régulière. Elle dormait d’un sommeil profond.
Aucune trace d’Ari.
Spence ne s’attarda pas. Il traversa précipitamment la pièce et sortit dans le corridor. Il parcourut le long vestibule en regardant de tous les côtés, mais ne rencontra qu’une femme portant une valise et longeant le mur opposé. Il se dirigea vers elle.
« Avez-vous vu quelqu’un sortir de cette pièce ? » Il désignait la chambre d’où il venait.
La femme le regarda d’un air hébété et absent. Il sut aussitôt que sa question était inutile. « Est-ce que le bateau arrive ? Il faut que je me dépêche pour ne pas le rater. Il ne faut pas que je sois en retard. »
Il courut jusqu’à l’entrée et demanda à la personne qui se trouvait à l’accueil si elle avait vu quelque chose. « Non, dit-elle. Personne n’est entré depuis votre groupe.
— Et avant nous ?
— Personne de toute la journée. »
Il retraversa le corridor en courant jusqu’à la chambre de Mme Zanderson. Au passage, il jeta un coup d’œil aux autres chambres dont la porte était ouverte, mais elles étaient vides. La porte de l’une d’elles était fermée. Il l’ouvrit brusquement.
Une femme d’un certain âge se retourna vers lui avec un sourire presque maternel. Elle tenait une plante dans un pot, dont elle caressait les feuilles vertes et luisantes. Elle ne portait aucun vêtement.
Embarrassé, il referma aussitôt la porte et alla retrouver Adjani.
« Je ne la trouve pas, dit-il, essoufflé. Personne ne l’a vue.
— Ce n’est pas ici que nous la trouverons. Elle est partie. » Adjani tendit la main et Spence y découvrit un objet noir de petite taille : une petite pierre gravée. « Ils ont fait en sorte que nous trouvions ceci. C’est un indice sur sa destination.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je n’en suis pas sûr, mais je connais quelqu’un qui pourrait nous le dire : mon père. »
Spence, intrigué, regarda tour à tour l’objet puis Adjani.
Le jour apparaissait soudain sombre et froid, comme si le soleil avait disparu du ciel. Une sensation de peur aiguë le transperça.
« Il faut la retrouver, Adjani. Avant qu’il lui arrive quelque chose. Il faut la retrouver ! »